seconde veillée
Qatam resta et Pettilio s’installa. Ils aménagèrent en deux habitations les mansardes délabrées d’un ancien moulin. Le mercenaire, lui, avait décampé dès qu’Halween l’y avait autorisé, après qu’il eut aidé Qatam à ensevelir les cadavres sur le Causse.
Anticipant l’arrêté princier d’une semaine, l’Ours ferma la taverne à la consommation le jour du solstice. La plupart des auberges étaient déjà closes et celles qui demeuraient ouvertes n’avaient plus à offrir qu’un peu de chaleur et des infusions dont personne encore ne voulait. La neige s’était arrêtée, mais les fontaines ne coulaient plus et les bassins n’étaient que glace. Après l’eau, ce fut l’hydromel, puis les eaux-de-vie ; en un mois tout finit par geler. De toute façon, nous n’avions plus à boire que ce que nous étions capables de fondre après l’avoir brisé ou concassé. Fondre signifiait chauffer, et nos réserves de bois comme de charbon diminuaient rapidement. Manger posait davantage de problèmes ; même Teng et Navia perdirent leurs rondeurs.
Pour la première fois du vivant de ses doyens, la Colline dut s’organiser et elle, qui s’entraidait habituellement d’instinct, eut du mal à le faire. Car s’il est vrai que la pauvreté se partage plus facilement que la richesse, l’indigence peine parfois à morceler son dernier quignon de pain. C’est un égoïsme de survie, je crois, contre lequel il est malaisé de lutter. Je ne sais pas si nous en serions venus à nous dresser les uns contre les autres pour une poignée de céréales ou une nichée de souris, mais nous apprenions déjà à nous taire quand nous avions la chance de dénicher un tubercule ou un rat. Se taire et cacher garantissaient des repas plus copieux.
Ce furent les pillards qui nous permirent de conserver le goût de la solidarité et Parleur qui nous en rappela les vertus. Parleur qui avait expulsé la chatte de la maison et veillait à ce qu’elle n’approchât pas d’autres habitations : elle ne survivrait peut-être pas au froid, mais elle était mieux aguerrie que nous pour se nourrir des petits animaux du Causse et, au moins, elle ne ferait le repas d’aucune famille Collinarde.
La Colline culmine à quatre cents pieds au-dessus de la Basse-Ville (laquelle descend de manière imperceptible jusqu’au niveau de la mer) et la partie habitée de ses flancs s’étend en demi-lune sur une lieue. Parleur estimait que ce que nous appelons les Pentes couvre environ deux cents acres, soit un centième de la superficie du Causse, et que deux tiers des vingt-cinq mille Collinards y vivaient, le reste habitant le Plateau. En fait, la Colline s’étage en terrasses, dont la plus basse domine déjà la Basse-Ville de soixante pieds et dont le Plateau est la plus large et la dernière sans en être le point culminant, parce qu’il grimpe encore en pente douce bien après la plus haute habitation.
Au nord, comme je l’ai déjà écrit, le Causse s’achève au-dessus de l’Aven en falaises qui l’enrobent par le couchant jusqu’à la Basse-Ville. À l’ouest, donc, l’Aven serpente indolemment avant de pénétrer dans Macil à nos pieds, coupant la Basse-Ville en deux et baignant plus loin la Citadelle telle une douve naturelle. À l’est, complètement bordée par le fleuve, la Colline domine l’estuaire du Bleyan. Au sud, c’est la Basse-Ville, puis le Port et la mer.
On ne peut pas aborder la Colline par le Bleyan : les à-pic y sont moins impressionnants que ceux que lèche l’Aven, mais la flore, la faune et les tourbières mouvantes des marécages rendent l’expédition très hasardeuse. Il faut atteindre la partie domestiquée de l’estuaire pour recourir aux bacs et traverser le fleuve à hauteur de la Basse-Ville ou du Port. Et ainsi de l’Aven, qui se franchit en des centaines d’endroits sans difficulté, mais qu’il faut longer jusqu’au premier pont de Macil pour ne pas se heurter aux escarpements. En théorie, conséquemment, la Colline ne connaîtrait le pillage qu’après la prise globale de la cité, ce qui ne s’est jamais produit. Toutefois, on ne se prémunit pas de la même façon contre la guerre ou la disette, et la Citadelle craignait davantage le jeûne que la maraude de réserves qu’elle avait déjà vidées pour son propre compte. De plus, au moins dans les premières semaines, la plupart des pilleurs étaient Maciliens ou percevaient une solde macilienne.
Ce furent d’abord des chapardages, aussi discrets que le brigandage sait l’être, puis des bandes se formèrent et s’adonnèrent aux razzias nocturnes, dévastatrices, violentes et souvent bredouilles. Quelques quartiers de la Basse-Ville furent saccagés à plusieurs reprises et s’inventèrent des milices qui, à leur tour, se livrèrent au pillage. Bientôt ces bandes se tournèrent vers la Colline. Une nuit, l’une d’entre elles grimpa jusqu’aux Enselvains.
La taverne se situe juste sous le Plateau, au sud-est, sur une petite place que distribuent trois rues, dont deux montent des terrasses inférieures et la troisième longe le Plateau. Cette place ressemble à un hameau dont toutes les maisons auraient été collées, contrairement aux habitations du Plateau, qui n’ont que peu ou pas de mitoyenneté, et à celles des Pentes, qui occupent de longs bâtiments citadins à flanc de coteau. Seuls Gabar, Halween, Navia et ses filles dormaient d’ordinaire à l’étage de la taverne, mais il arrivait que les combles accueillissent l’un ou l’autre ou plusieurs des amis de notre Ours préféré. Mescal, l’Acrobate, le Vielleux et moi avions souvent passé la nuit aux Enselvains.
Par cette nuit glaciale, hormis ses occupants habituels, Pettilio et Qatam s’étaient réfugiés à la taverne pour profiter d’un toit plus étanche que celui qu’ils réparaient. En outre, dans sa propre chambre, Tahelle expérimentait sa nubilité auprès d’un godelureau lui ayant promis mont de Vénus et merveilles. Ce fut elle qui actionna la cloche que Parleur avait installée dans le pigeonnier, en prévision de ce qui, justement, se produisait.
À l’époque, ma maison était la plus avancée sur le Causse, à près de deux cents toises des Enselvains. Nous les avons courues du plus vite que je pouvais mouvoir les jambes. Parleur ne me lâchait pas la main, il ne tenait pas à me laisser seule en me distançant. Lorsque, en même temps que le Vielleux et le Gros Teng, nous atteignîmes la place, il y avait le feu dans la taverne, tandis qu’une mêlée sanguinolente se nouait et se dénouait autour de la fontaine. Nous rejoignîmes Navia et Pettilio qui s’efforçaient de sortir les tables et les tabourets en flammes ; Tahelle, son godelureau et ses deux sœurs transportant des seaux de glace qu’ils lançaient inefficacement sur le feu. Parleur et le Vielleux entreprirent d’arracher les tentures.
Dehors, l’Ours maniait un banc comme s’il s’était agi d’un bâton de combat, le tenant par un bout et le faisant tournoyer au-dessus de sa tête avant de l’abattre sur les pilleurs. Il était torse nu, le poil blanc de sueur givrée, deux blessures au côté gauche. Qatam et la Mante étaient totalement nus, ils avaient juste pris le temps d’attraper leurs armes : le long sabre droit pour Qatam et les deux lames plus courtes et plus incurvées de la Mante. Comme la terre battue sur laquelle dansaient leurs pieds, ils étaient couverts de sang gelé, mais ce n’était pas le leur.
À les voir par intermittence, lui taillant toujours de l’avant et elle virevoltant telle une toupie, à les voir ainsi nus et bataillant de concert, je me demandai s’ils n’avaient pas jailli du même lit. Ce n’était pas le cas, bien sûr et hélas, ils sortaient simplement du même moule et, à mes doutes incongrus, la Mante n’eût pas manqué d’assener son réalisme guerrier : mieux vaut se battre nu que crever par pudeur. À l’évidence, leur dépouillement vestimentaire n’offrait aucune supériorité à leurs adversaires : chaque fois que le brasier que nous expulsions de la taverne éclairait le combat d’une lueur orangée, je constatais que leurs rangs s’éclaircissaient.
D’ailleurs, le moment arriva où les marauds renoncèrent, où la massue titanesque de l’Ours leur interdit irrémédiablement de rêver de la taverne, où le tourbillon des deux sabres de la Mante leur parut ne pas avoir de fin, où les brèches ouvertes par Qatam n’eurent plus l’espoir d’être comblées. Ceux qui pouvaient rompre se dégagèrent et se tournèrent vers les rues descendant à la Basse-Ville. Ce fut un carnage.
Des trois rues, des traboules, la Colline leur vomit ses hordes. Ils avaient attendu que l’Acrobate et Mescal les tirent de leur apathie, ils avaient pris le temps de s’habiller, ils espéraient peut-être que les Enselvains le leur rendraient en victuailles, mais ils avaient répondu à cette cloche, dont beaucoup ignoraient le message, par centaines. Peut-être les flammes que nous maîtrisions à peine avivèrent-elles leur colère, peut-être la certitude de leur nombre et de la victoire qui en découlait, peut-être le sang dont la place était couverte, peut-être l’animal en l’homme... ils n’épargnèrent que le pillard qui se réfugia, hors de leur portée, sur le bras du palan suspendu au toit de la taverne.
Alors ils se retrouvèrent là, sous l’enseigne et les torches à la main, trois ou quatre cents visages plus ou moins familiers, à tendre le poing vers le survivant terrorisé. Nous éteignions les dernières flammèches, Tahelle rapportait des vêtements pour Qatam et Halween, Navia tentait de soigner Gabar qui la fuyait pour examiner les dégâts dans la grande salle, Mescal et une poignée de Collinards rassemblaient les cadavres de l’autre côté de la place.
— L’Acrobate, lança une voix, va nous chercher la pipistrelle qui s’accroche aux Enselvains.
L’Acrobate était devant l’entrée de la taverne, il leva la tête, puis la hocha.
— Avec plaisir !
Il accepta le couteau de boucher qu’on lui offrit, se le carra entre les dents et bondit sur le volet d’une fenêtre.
— Non ! hurla Parleur à mes côtés.
Il y avait une telle puissance dans sa voix que les rires haineux se turent et que l’Acrobate faillit décrocher de sa prise entre les pierres. À l’intérieur, Halween passait une ceinture, elle n’acheva pas son geste, ramassant un seul de ses sabres et se précipitant. Parleur fendit l’attroupement, s’empara d’une torche et la brandit au-dessus de lui. Nous étions tous aussi surpris les uns que les autres.
— Vous ne voyez pas que c’est un gosse, bordel ? Foutez-lui la paix !
Il atteignit la fenêtre au-dessus de laquelle l’Acrobate était perché. À une toise de lui, Halween se cala dans l’encoignure de la porte, le fil encore écarlate du sabre posé contre ses lèvres. Derrière elle, dans l’ombre, Qatam se rapprocha.
— C’est peut-être un gosse, cracha une voix, mais ça l’empêche pas de tuer et de piller ! Il vaut mieux lui en faire passer le goût avant qu’il grandisse. Ramène-le-nous, l’Acrobate.
Parleur se tourna vers celui qui avait parlé et jeta la torche à ses pieds.
— Qu’est-ce qu’il y a, le Boucher ? Tu n’as pas eu ton content de viande ?
Peyal, le boucher, blêmit.
— Va chier, Parleur ! réagit enfin l’Acrobate (il avait ôté le couteau d’entre ses dents et s’était retourné, ne tenant plus que du bout des talons sur le volet). Le boucher a raison. C’est même plus de la graine de salaud, ton gosse. C’est du salaud tout court !
Juste quand il faillit reprendre son ascension, Parleur explosa :
— Et toi, tu es quoi ? Le bras du bon peuple offensé ? Le fer du droit de crever de faim dans la bienséance ? Il te doit quoi, ce môme, pour que tu juges sa façon de tenir l’hiver ? Tu lui as proposé de le nourrir ?
— Nous n’avons pas plus à bouffer que lui !
— Et rien à offrir, renchérit quelqu’un.
Navia avait enfin réussi à coincer Gabar et lui engluait les plaies d’un onguent. Il essaya de lui échapper pour rejoindre Parleur, mais elle le suivit sans cesser de l’enduire. Mescal qui, une seconde avant, se tenait près de moi, avait disparu et je le cherchais en vain. Mes mains étaient noires de suie, pourtant le sang n’irriguait plus le bout de mes doigts ; j’étais frigorifiée et je me demandais ce que tous ces Collinards attendaient pour rentrer chez eux. Là-haut, même s’il tremblait de tous ses membres, le gosse ne devait plus sentir le froid depuis un moment.
— Ce n’est pas vrai. Nous avons tous un peu de farine de gruau, des confitures, des racines et ce que nous avons entassé de l’année pour passer l’hiver au chaud. Et nous avons les rats des traboules et les corbeaux du Causse. Nous maigrissons, nous rationnons, mais nous mangeons encore. D’ailleurs, si nous sommes là cette nuit, c’est que la moitié d’entre nous pense tenir jusqu’au printemps et que l’autre espère que son assistance sera payée de retour.
Une rumeur de dénégation indignée parcourut la place. Parleur lui répondit avec la même hypocrisie :
— Vous avez raison : même sans espoir nous serions ici... comme le môme, et comme les chacals avec lesquels il est venu pour voler de quoi survivre un jour de plus. Parce qu’il en était là, lui (il donna un coup de tête vers le toit), alors que nous en sommes encore à protéger jalousement nos réserves.
— Merde, Parleur ! On ne peut pas nourrir toute la ville !
— Probablement pas, Gabar, mais ce n’est pas une raison pour juger les actes de ceux qui n’ont plus rien à bouffer. Parce que je n’en connais aucun parmi vous qui laisserait crever sa femme ou ses gosses sous couvert de la bonne morale.
Les murmures, cette fois, n’exprimèrent aucune indignation, de l’embarras, tout au plus, et la certitude d’une impuissance désagréablement prémonitoire.
— D’accord, admit Gabar d’une voix désarmée. D’accord, il y a des circonstances où on vaut pas mieux que les autres. Mais on va faire quoi quand d’autres monteront jusqu’ici ? Puis d’autres qui auront encore plus faim et d’autres qui seront mieux armés ? Bref, que ferons-nous, Parleur, quand toute la région saura que la Colline a pitié des pillards ?
Halween se dégagea enfin de l’entrée, mais elle attendit que les torches l’éclairassent bien avant d’écarter la lame rougie de ses lèvres.
— À quelle pitié fais-tu allusion ? demanda-t-elle. Tu devrais compter les cadavres, l’Ours... et il n’y a pas de Collinards parmi eux.
Même ceux n’ayant aucune chance de l’apercevoir tournèrent la tête vers le charnier qui attendait derrière la fontaine la charrette pour le débarrasser. De là où je me tenais, je ne pouvais pas le manquer et, malgré l’obscurité le baignant, j’en étais répugnée.
— J’ai besoin de bras, de pelles et de pioches, enchaîna Halween pour étouffer toute discussion. Que les autres rentrent chez eux avant de se transformer en statues de glace.
Plus de cinquante volontaires se proposèrent, les autres quittèrent la place sur des bribes de discussions qu’ils n’avaient pas l’habitude de tenir. L’Acrobate se décida à quitter son mur.
— Bonne idée, l’Acrobate, dit une voix au-dessus de lui. J’aurais été peiné de devoir te roussir le poil.
Mescal, assis sur le palan à côté du gosse enveloppé dans la cape du magicien, Mescal dont le timbre de voix ne trahissait aucun humour.
Rapidement, nous sommes tous rentrés dans la taverne, tous : ceux qui nous sentions plus Enselvains que Collinards (moins Halween occupée à son travail de fossoyeur), et nous avons entrepris de nettoyer la salle en silence. Il y avait une gêne entre nous. Ce fut Qatam qui la cristallisa en s’adressant à Parleur :
— C’est bien, ce que tu as dit. C’est vraiment bien.
Pour la seconde fois de la nuit, Parleur nous sidéra, sa colère nous sidéra.
— C’est de la rhétorique de merde ! Je n’ai pas été foutu de proposer la moindre solution et j’ai laissé Halween conclure sur sa saloperie de loi du plus fort ! Tout ce que ces abrutis retiendront, c’est qu’il vaut mieux vous avoir, elle et toi, dans leur camp.
Gabar trouva une façon très originale de dire notre incompréhension :
— C’est très bien, tout ça, comme dit Qatam, mais la prochaine fois que tu veux me traiter d’abruti, j’aimerais autant que ce soit de manière moins impersonnelle.
Je ne fus pas la seule à sourire.
— Alors puisque, apparemment, tu es le seul ici à ne pas être trop stupide, ce serait gentil de nous faire un dessin.
Le visage de l’Acrobate s’illumina aussi rapidement qu’il s’éteignit. Il regardait vers le comptoir. Je n’eus qu’à tourner les yeux pour voir Mescal apparaître avec le garçon. Mescal avait une cruche à la main et l’adolescent tenait un quignon rassis et un morceau de fromage rance. Le magicien montra une table à l’enfant et l’engagea à s’y installer, ce qu’il fit, non sans jeter un regard craintif vers Gabar.
— Je me suis permis, lança Mescal à ce dernier en faisant allusion au pain et au fromage. (Comme l’Ours haussait les épaules, il changea de sujet :) Je vous ai interrompus, excusez-moi. (Puis, de sa voix la plus innocente, il ajouta :) Vous parliez de quelque chose en particulier ou de la bêtise en général ?
Parleur n’avait pas envie de sourire, sinon il eût été cette fois le seul à le faire.
— Nous parlions de ce qui nous attend, se contenta-t-il de relever, quand, pour bouffer, Qatam et la Mante seront contraints de nous lâcher ou de nous saigner.
Décidément, le sourire changeait souvent de visage. Celui de Qatam n’échappa à personne et je ne suis pas certaine qu’il se trouva quelqu’un pour l’apprécier.
— Bêtise générale, nota simplement Mescal.
Il s’assit en face du gamin et Parleur se posa sur le bord d’une table, à côté du Vielleux. Qatam était déjà à cheval sur un banc, je m’installai sur un autre entre Tahelle et son godelureau. Navia était à l’étage avec ses deux cadettes qu’elle couchait. Pettilio rejoignit Mescal et le Gros, qui s’était déjà assis près de l’adolescent. L’Acrobate et l’Ours approchèrent deux tabourets du groupe qui n’occupait plus qu’une portion raisonnable de la grande salle. Il faisait froid et nous étions épuisés, mais, au-delà de ce qui s’était produit, nous sentions que nos certitudes et notre quotidien s’apprêtaient au bouleversement.
— Tu ferais ça ? demanda Pettilio pour la forme.
— Je ne me laisserai jamais crever.
— Tu nous lâcherais ou tu nous saignerais ?
Qatam ricana. Parleur l’interrompit avant que sa réponse n’assombrît encore nos humeurs.
— Qatam fera ce qui lui semblera le plus profitable, mais ce n’est pas le problème. Le problème est que nous nous comportons tous chaque jour de la même façon. Quand tout va bien, cela ne se voit pas. Par contre, plus les choses vont mal, plus nous nous rapprochons de la bestialité.
— Bouffer ou être bouffé, appuya Qatam.
— Ah non ! Tous les bouffeurs finissent bouffés. Il leur suffit de croiser un prédateur plus performant ou de vieillir un peu. Le lion qui s’attaque à un tigre ou à un éléphant n’a aucune chance de s’en sortir et celui qui ne court plus assez vite pour attraper une gazelle crève de faim.
— Quant à l’espérance de vie de la gazelle, c’est à pleurer de rire.
Très nettement, le trappeur considéra que sa repartie mouchait la morgue allégorique de Parleur. Un instant, le silence de celui-ci me fit penser qu’il en était réellement ainsi. Nous nous trompions : il réfléchissait. Je dirais même qu’il consultait sa mémoire.
— La différence n’est pas toujours considérable, néanmoins et très généralement, les herbivores vivent plus longtemps que les carnivores. De toute façon, nous n’avons plus grand-chose d’animal, si ce n’est la tendance à le redevenir chaque fois que, pour cause d’urgence, nous devrions nous servir de cette intelligence censée nous rendre supérieurs.
— Oh oh ! s’exclama Mescal. Sous-entendrais-tu que nous aurions meilleur compte à agir en hommes ?
L’intervention et surtout sa tournure coupèrent Qatam dans son élan polémique. Il avait la bouche ouverte, il la referma, un court instant.
— C’est quoi : agir en hommes ? demandai-je.
— Ne pas subir, se précipita le trappeur (ravi que je lui tende une aussi belle perche).
— Ne pas avoir à subir, corrigea Parleur.
Navia réapparaissait, un plateau dans les mains et, dessus, douze bols fumants. En redescendant, elle était passée par la cuisine. Commençant par le garçon, elle circula entre nous et nous remit à chacun un bol tellement brûlant que nous ne pouvions le tenir plus que le temps de le porter aux lèvres. Du thym, de la lavande et peut-être de la marjolaine, ce n’était pas très bon, mais il nous suffisait que ce fût chaud et vaguement sucré.
— Navia, tu es irremplaçable, exprima l’Ours pour nous tous. (Il huma la tisane, s’ébouillanta un peu le palais et s’adressa à Parleur :) C’est quoi, ton idée ?
— Nous ne pouvons pas massacrer tous les affamés qui monteront voler ce qu’ils nous croient posséder et nous aurons encore plus de mal à empêcher les mercenaires mandés par le Prince de nous piller. Donc, que ce soit par le froid, par la famine ou par l’épée, la plupart d’entre nous tomberont avant le printemps.
Ce constat, si pessimiste fût-il, était celui auquel nous conduisait cette première agression. Nous avions peur, en mêlant nos regards, de croiser celui d’un ami condamné qui nous observerait avec une égale compassion.
— Les vieux sont plus sensibles au froid, les enfants à la faim et les faibles à la violence, pourtant il n’y a pas de règle : si fort soit Qatam, une mauvaise blessure ou une plaie mal soignée peuvent le tuer. Quand il n’y aura plus de bois et de charbon, nos toits et nos couvertures nous protégeront partiellement du froid, même si nous ne pouvons préserver les plus fragiles des maladies qui en découlent. En revanche, il n’y a pas de remède à la faim, et la malnutrition provoque d’autres maladies qui emporteront d’autres désespérés. Toutefois... toutefois, nous sommes au bord d’une mer qui regorge de richesses.
— Nous sommes peu de marins et nous ne possédons pas de bateau, objecta Gabar. En aurions-nous et serions-nous pêcheurs qu’il nous faudrait nous acquitter du quayage princier. Or la mer est mauvaise, le poisson rare et la Citadelle gourmande. Ce que l’intendant nous laisserait suffirait à peine à nourrir l’équipage.
— Sans compter que cela ne ferait qu’attiser les convoitises, renchérit l’Acrobate. Même les Collinards nous tomberaient dessus !
— Encore faudrait-il traverser le Port, la Basse-Ville et les Pentes sans se faire dépouiller, approuva le Gros.
Parleur leva les yeux vers le plafond, inspirant puis expirant longuement.
— J’ai toujours pensé qu’il était préférable de chercher des solutions aux problèmes, plutôt qu’essayer de prouver qu’il n’en existe pas. Il est évident que nous ne pouvons pas faire traverser la ville à un chargement de poissons dont l’intendant ne nous laisserait, de toute manière, que les arêtes ! À peu près aussi évident que nous ne sommes rien sans le reste de la Colline... La Colline et les Collinards, l’Acrobate ! Est-ce que, pour une fois, tu pourrais dire nous en pensant à un peu plus que ton nombril ?
Il ne s’interrompit qu’une seconde, pour laisser la possibilité à l’Acrobate de s’offusquer, mais celui-ci en avait assez d’être rabroué chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Parleur se tourna donc vers moi :
— Combien de Collinards possèdent des barcasses, Vini ?
Au début, je restai sans voix. Je ne comprenais pas pourquoi il s’adressait à moi.
— Réfléchis, Vini. Tu écris et tu comptes pour toute la Colline. Tu dois bien avoir une idée du nombre de mariniers qui y vivent et des bateaux dont ils disposent ?
Je réfléchis.
— Il y a Bandeo, le mareyeur, qui fait naviguer deux chalands sur le Bleyan, Caneli et Ditciec qui pèchent dans le delta, Le Guevian et quelques autres qui trafiquent dans les marais, plus les barques de ceux qui fournissent les marchés. Je ne sais pas... peut-être une trentaine d’embarcations en tout, mais rien de marin ou de vraiment solide, à part les chalands de Bandeo.
— Ils sont gros, ces chalands ?
— Ils jaugent une cinquantaine de tonneaux, mais franchement, Parleur, ils ne sont pas faits pour la pleine mer. Ce ne sont que de grosses barques à voiles carrées et à fond plat, dont Bandeo se sert pour transporter le poisson, du Port au bac de la Ménargue.
Au bas des Pentes et sur le Bleyan, le bac de la Ménargue reliait la Basse-Ville aux îles du delta, elles-mêmes jointes entre elles par d’autres bacs jusqu’à rallier la rive est du bras le plus oriental du fleuve. Depuis que certains bras peu profonds et quelques rives avaient gelé, les bacs ne fonctionnaient plus.
— Le fleuve n’est pas moins poissonneux que la mer, remarqua Mescal.
— En mettant bout à bout plusieurs filets, approuva Parleur, on peut fabriquer une senne de bonne taille avec laquelle les chalands remonteront le fleuve à partir de la Ménargue.
— Remonteront ? s’étonna Gabar.
— C’est ce que tu as dit, non ? On ne peut pas nourrir tout Macil.
Gabar regarda Parleur avec de gros yeux ronds.
— Je ne vois pas le rapport.
— Le rapport, si regrettable soit-il, c’est que nous ne pouvons pas espérer manger sans être capables de protéger la nourriture que nous dénichons et que le plus petit périmètre derrière lequel nous pouvons nous retrancher correspond précisément aux contours de la Colline.
— Périmètre ? Retrancher ? Je ne comprends rien, insista Gabar.
Je n’en saisissais pas davantage. Qatam, par contre, exulta :
— Putain ! C’est génial !
— Qu’est-ce qui est génial ? s’impatienta Gabar.
— Parleur veut fermer la Colline, l’Ours. Et il n’y a rien de plus facile : il suffit de bloquer les rues sur le bas des Pentes !
— Ce qui signifie que nous devrons pêcher en amont de la Ménargue, précisa Mescal, et qu’il faudra trouver un moyen d’accéder au quai du bac pour transporter notre pêche sous bonne garde... mais sur une très courte distance.
— Non, réfuta Parleur, la Colline est ainsi faite que nous pouvons en bloquer chaque accès, pas en sortir et y rentrer quotidiennement sans verser un sang inutile et nous affaiblir. Nous devrons nous passer du quai.
À part peut-être Mescal, qui semblait parfaitement suivre le raisonnement de Parleur, nous avons tous retenu la réplique ou la question qui nous brûlait les lèvres. Nous commencions à admettre que, même s’il improvisait, Parleur avait suffisamment d’arguments pour prendre nos critiques en défaut.
— À la verticale du Causse, reprit-il, il y a plusieurs endroits où nous pouvons utiliser les rochers en bord de fleuve comme appontements. Avec des nacelles, des poulies et de la corde, nous fabriquerons un système pour monter ou descendre les hommes, le matériel et le poisson. Par ailleurs, rien ne nous interdit d’utiliser les autres embarcations pour aller chercher du bois ou d’autres denrées et les hisser à l’aide d’un système identique.
Mescal souriait, presque fier de son ami, les autres étaient béats. Tout paraissait si simple, tout était si évident. Il n’y avait qu’à, en quelque sorte. Personnellement, je doutais que Parleur n’eût pas conservé les pires achoppements pour la fin. Non qu’il eût pour habitude de fonctionner ainsi, mais parce que, justement, tout était trop simple. En l’entendant, il m’était impossible de croire que son raisonnement était spontané et qu’il découlait de cette première crise. Il devait y penser depuis plusieurs jours, peut-être deux ou trois semaines. Alors pourquoi n’en avait-il pas parlé auparavant ?
— Qu’est-ce qui cloche ? pris-je tout le monde de court. Il y a sûrement quelque chose qui coince, n’est-ce pas ?
Il écarta les bras, plus en signe d’abattement que d’impuissance.
— Nous.
— Nous ?
— Il va falloir travailler de concert et partager sans regarder au sacrifice. Il va falloir dépendre du bon vouloir de chacun et nous fier à tous. Il va falloir que ce nous et que ce tous soient une même entité pendant probablement plusieurs mois... une entité qui couvre toute la Colline et dont personne, à titre individuel, ne tire profit.
— C’est l’intérêt de chacun, non ?
— Non, parce que, ainsi, les forts mangeront moins bien que s’ils dépouillaient ou ignoraient les faibles. Par exemple, Bandeo aurait meilleur compte de vendre le poisson une fois que ses bateaux l’auront péché.
— Nous avons besoin de ses chalands, pas de Bandeo, rugit Qatam. Quel choix lui reste-t-il ?
— Quelle confiance peux-tu accorder à quelqu’un que tu contrains ? Combien de personnes devras-tu contraindre pour faire valoir ton opinion ? Comment les empêcheras-tu de se liguer pour se débarrasser de toi ?
Qatam éclata :
— Ben voyons ! Et si ton idée n’est pas réalisable, à quoi sert-il de nous en parler ?
— Parce qu’elle n’est pas irréalisable, mais que sa nécessité entraîne des concessions.
— Concessions, mon cul ! On a besoin des bateaux, on les prend et on se fout des profits de Bandeo ! De toute façon, c’est pas lui qui lèvera le petit doigt pour...
— Et toi ? coupa Gabar. Quel doigt aurais-tu levé avant que Parleur n’expose son idée ?
Bien qu’il fût Enselvain de fraîche date, nous mesurions déjà bien les risques qu’il y avait à vexer le trappeur. Il s’emportait presque aussi vite qu’il tirait le sabre et ses colères n’aspiraient qu’à baigner sa lame de sang. Heureusement, si blessé qu’il pût l’être, son sens de l’honneur l’empêchait de frapper le premier.
— C’est toi qui demandes ça... tavernier ? (Il avait craché le mot avec le même mépris qu’il avait occis les bourgeois de la première neige.) Tu veux me donner une leçon de charité ?
Il s’était dressé et il criait. Dans les yeux de Navia, je vis qu’elle cherchait Halween, mais la Mante n’était pas rentrée et l’Ours n’avait probablement pas besoin d’elle. Il souriait et son sourire s’élargit quand Parleur prit le relais :
— Tu es décidément bien chatouilleux sur les défauts des autres, Qatam.
— Je me fous des autres !
— Alors ne t’emmerde pas avec les chalands de Bandeo, tu n’en as aucun besoin.
Qatam marqua le coup et se rassit : Parleur l’avait touché un peu plus bas que la ceinture.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire, se défendit-il néanmoins, et Gabar aussi !
— Que devons-nous comprendre ? Que tu te fous des autres au point de lâcher ou de saigner tes amis pour ne pas te laisser crever ?
— C’était une image et c’est toi qui...
— Ou que les autres sont tellement importants que Bandeo n’a pas à tirer profit de leur survie ?
La fureur de Qatam s’éteignit tout à fait, remplacée sur ses traits par un renfrognement buté.
— En tout cas, poursuivit Parleur, il faudra interroger Bandeo avant de décider pour lui de l’attitude qu’il tiendra. Je voulais simplement souligner que la Colline n’est pas une communauté homogène au sein de laquelle nous aurions tous autant à perdre ou à gagner. Il conviendra de faire preuve de diplomatie et de subtilité pour gagner l’engagement de certains.
— Par exemple ? s’enquit Pettilio.
— Par exemple, il est évident que nous devons prendre personnellement l’avis de ceux dont la Colline a le plus besoin, avant que tous les Collinards se réunissent pour discuter de ce qui s’est produit cette nuit et des mesures à prendre, mais après que Gabar les aura conviés à le faire.
Gabar protesta :
— Moi ? Mais... Bon sang. Parleur ! C’est toi le... le... le parleur !
Mescal se joignit à mon rire. La panique drolatique de Gabar était exactement ce dont la taverne avait besoin pour digérer la violence du trappeur.
— Désolé, l’Ours, mais cette nuit, les pillards en avaient après les Enselvains. Tout le monde comprendra que ça te reste en travers de la gorge. De plus, tu es le seul Collinard que tous les Collinards connaissent et, autant que je le sache, tu n’as pas réussi à te faire le moindre ennemi, même parmi les autres taverniers.
— J’ai horreur de parler.
— Toute la Colline le sait. Cela ne fera que renforcer le peu que tu diras.
— Je ne saurai pas quoi dire.
— Ça t’évitera de nous endormir avec un discours. Après, il te suffira de donner la parole à ceux qui voudront bien s’impliquer : Qatam pour le blocage des rues, Halween pour la défense des barricades, Bandeo pour la pêche, moi pour le système des nacelles, etc. Il ne s’agit pas de convaincre ; le froid, la faim et les pillages ont déjà fait le boulot. Il s’agit de susciter un minimum d’organisation pour lutter contre l’hiver.
Beaucoup plus tard, je pris conscience que, d’idée très théorique, la proposition de Parleur était devenue projet puis plan de travail, sans que nous en eussions réellement discuté et encore moins décidé. Parleur parlait et nous suivions. Il y avait quelque chose de magique dans cette sujétion, quelque chose qui ne tenait pas seulement de ce charisme, dont Mescal me parla par la suite, et qui ne dépendait pas uniquement du parfait usage qu’il faisait de ces connaissances humaines. Aujourd’hui, je sais que cette magie s’appelle intégrité et qu’elle fonctionne par la conscience que nous en avons, car tous nous connaissons les limites de notre propre honnêteté. Nous ne savions pas au juste ce que Parleur pensait, mais nous n’avions jamais détecté le moindre décalage entre ses paroles et ses agissements. De cette probité découlait une confiance absolue : que nous approuvions son engagement ou que nous le rejetions, celui-ci ne déviait pas.
Sur le moment, excitée par cette notion de communauté et par le bien-être qu’elle me procurait, j’éprouvai une irrésistible envie de m’impliquer.
— J’irai voir Bandeo. Il y a des années que je peaufine ses comptes avant qu’il les présente au Connétable, il m’écoutera. Ce n’est pas vraiment un philanthrope, mais il aime qu’on l’aime et il sait qu’on ne peut pas prendre sans donner. Je lui ferai comprendre que son désintéressement lui conférera une aura qui, à la longue, lui rapportera autant en estime qu’en écus. Je passerai chez Caneli aussi, il a toujours rêvé de me marier à un de ses fils et il continue, même si le seul que les guerres lui ont laissé n’a que quinze ans. Pour Ditciec, ce sera plus difficile, il habite sur le bas des Pentes et la plupart de ses relations sont de la Basse-Ville. Il n’acceptera pas de les abandonner.
— Il ne sera pas le seul, intervint le Gros. J’ai pas mal de copains sur le Port et c’est surtout grâce à eux que je bouffe ces derniers temps.
— Tes copains continueront à se débrouiller, intervint Parleur, mieux d’ailleurs que la plupart des amis que les Collinards laisseront tomber quand nous verrouillerons la Colline. Ditciec, c’est autre chose... c’est lui qui permet directement à ses proches de survivre. Il faudra le laisser conserver une partie de sa pêche pour qu’il continue.
— Cela provoquera des inégalités, donc des tensions et des jalousies, remarqua Mescal.
— Nous fermons la Colline et nous nous entraidons, dit Parleur. Ce qui signifie que nous partageons équitablement le produit de cette entraide. Chacun est libre de gérer sa part comme il l’entend.
— Pourquoi Ditciec devrait-il se fendre sur les miettes qui lui reviendront ?
— Parce qu’il aura plus que des miettes.
— Alors pourquoi sa part serait-elle plus importante que celle des autres ? se ranima Qatam. Tu recrées le système de privilèges que tu recommandes de suspendre.
— Parce que la Colline sera redevable à Ditciec qui débauchera gratuitement une part de ses talents pour elle, lui qui les emploie déjà pour d’autres.
La porte de la taverne s’ouvrit alors sur une bourrasque d’air glacial et Halween entra. Malgré l’heure tardive, elle ne fut pas surprise de nous trouver tous encore présents.
— Ah ! Le conseil de guerre a déjà commencé (on eût dit qu’elle était soulagée).
Je n’avais pas envisagé notre discussion sous cet angle, pourtant, maintenant que la Mante la qualifiait ainsi, j’acceptai l’image pour l’expression sans ambages d’une sombre réalité. Seul Parleur en parut contrarié, néanmoins il laissa Mescal résumer le cours de nos réflexions sans en faire la remarque. Quand le magicien eut terminé, Halween adressa une œillade admirative à Parleur.
— Personne ne gardera un bon souvenir de cette année de chiotte, mais je plains la mémoire de ceux qui ne t’ont pas.
Excepté le godelureau de Tahelle et, peut-être Pettilio et Qatam, personne dans la salle ne rata les sous-entendus de la phrase. L’hommage, en tout cas, provoqua chez Parleur un malaise inhabituel. Il eut un claquement de langue irrité et son regard fuit celui d’Halween. Comme en d’autres occasions, je me demandai comment il pouvait ne pas deviner la femme sous son apparat de Mante et pourquoi il s’obstinait à la détester. Cette fois pourtant, à cause de cette gêne, je compris qu’il voyait très bien la femme et sa perfection, qu’il les percevait même mieux que moi et que cela lui était odieux. Il me restait à découvrir la nature de cette répugnance. Pour l’heure, je ne voulais pas le laisser dans cet embarras.
— Je me charge de Bandeo et de Caneli, résumai-je, et il serait préférable que Parleur m’accompagne pour rencontrer Ditciec. (Il accepta d’un hochement de tête.) Par contre, je ne m’aventurerai pas auprès de Le Guevian.
— Pourquoi aurait-on besoin d’un trafiquant ? demanda Pettilio.
— Nous avons besoin d’accéder aux marais, répondit Mescal, et Le Guevian en contrôle près du tiers. De plus, il a suffisamment d’influence sur les autres trafiquants pour nous ouvrir leur attention. Je traite parfois avec lui pour certains... euh... ingrédients... euh... magiques. Il ne m’entendra peut-être pas, mais il m’écoutera. Seulement, je doute que je puisse l’intéresser avec de belles phrases : il a un profond sens du négoce et nous n’avons pas grand-chose à concéder.
— À part toi, qui utilise ses services ? interrogea Parleur.
— Beaucoup de monde, même dans la Citadelle ! Sa devise, c’est : « Dis-moi ce que tu veux, je te dirai quand et à quel prix je peux te l’avoir. »
— Et lui, de quoi a-t-il besoin ?
— D’écus. (Parleur étant insatisfait de sa réponse, Mescal poursuivit :) De protections, de passe-droits, de tout ce qui lui permet de continuer son activité sans ennuis.
— Il a certainement des ennemis ?
— La Ghilde. C’est d’ailleurs pour ça qu’il reste sur la Colline.
Qatam remua sur son banc, mais il ne dit rien.
— Comme toi, l’aiguillonna Halween. Ça ne te suggère pas un biais par lequel on pourrait le pousser à prendre la bonne décision ?
— Si réellement la Ghilde en a après lui, il a toute mon admiration, répondit le trappeur.
C’était une fin de non-recevoir. Personne n’insista.
— D’accord, dit Parleur, s’il ne réagit pas d’emblée positivement, le plus simple sera de lui demander ce qu’il veut. On avisera après. Qui d’autre est susceptible de nous mettre des bâtons dans les roues ou de nous apporter une assistance solide ?
— Le prêtre, dis-je, son appui nous faciliterait beaucoup les choses.
Sans se froncer vraiment, les sourcils de Parleur se plissèrent.
— Les Dogmates ont déjà un pied sur la Colline, dit-il. Il serait préférable de ne pas les engager à y mettre l’autre.
À l’instar du Royaume et de la plupart de ses proches voisins, Macil est dogmate, depuis longtemps. Elle l’était même avant que le Dogme remonte le Bleyan et traverse les Forêts Profondes pour atteindre la capitale du Nord. Cela fait mille ans, mais il y a à peine deux siècles que la Colline possède son propre temple, un seul temple (la Basse-Ville en compte douze) que les Collinards ne fréquentent guère, moins par manque de foi que par défaut de religion. C’est une chose que reconnaître la préséance d’une volonté divine nourrie des essences de toute existence, du végétal à l’humain. C’en est une autre de lui dédier sa vie en acceptant le Dogme pour seule représentation de son autorité. J’aime l’idée de cette entité née de toutes les autres, d’une certaine façon elle abolit les privilèges. À l’inverse, il m’est difficile d’accepter que le Dogme en soit pétri, et intolérable qu’il en soit le plus fervent zélateur.
Karel écrivait : Le Dogme est une hiérarchie qui entend ordonner le monde à sa convenance, sous prétexte que l’individu n’en est qu’une infime partie. Il s’est arrogé l’expression du Tout pour en dominer chaque élément. Alors il octroie les mérites et les blâmes, ainsi qu’un roi distribue les privilèges et les punitions. Alors il dicte ce qu’il convient pour chacun sans qu’il revienne à tous la même part. Il flatte les puissants afin de croître dans leur ombre. Il rassure les faibles afin qu’ils s’en tiennent à leur impuissance. Il endort les déshérités afin qu’ils endurent leurs souffrances dans l’humilité. Le Dogme est une machine à conserver le monde en l’état. Qui, à part les puissants, peut s’en contenter ?
« Les Dogmates », répondait Parleur.
Et il avait raison, mais il était injuste. Même parmi les ordonnés du Dogme, on rencontre des purs. Ils en sont la piétaille, ils en sont les martyrs, ils en sont le faire-valoir, l’excuse et le bouclier. Alviès, le prêtre de la Colline, était de ceux-ci, dogmate par vocation, humain jusqu’au schisme. Collinard de naissance, missionnaire par vertu, il avait si bien servi le Dogme dans les contrées inhospitalières que, pour sa fin de carrière, on lui avait confié le plus éreintant des sacerdoces : le temple déchu de la Colline des hérétiques. C’était une sanction, bien sûr, pour s’être dressé contre la hiérarchie, pour avoir aidé ses ouailles du bout du monde à échapper à l’esclavage, mais il avouait s’en réjouir quotidiennement depuis dix ans, et de nombreux Collinards s’en réjouissaient avec lui.
— Alviès prêche pour le Dogme, pas pour les Dogmates, dis-je. Il n’est pas moins Collinard que nous et il ne vit pas autre chose. S’il parle pour notre projet, de nombreux hésitants s’y investiront.
— Je m’en occupe, annonça Pettilio.
— Toi ? réagit l’Acrobate. Tu ne le connais même pas !
— Je ne l’ai vu qu’une fois, admit Pettilio, et cela ne saurait suffire à le connaître. Mais mon oncle était missionnaire et mon frère aîné est prêtre. De plus, j’ai reçu une éducation religieuse et je ne suis pas hostile au Dogme. Lequel d’entre vous se sent moins intolérant que moi ?
— Je t’accompagne, proposa le Vielleux. Je ne suis pas plus dogmate que Parleur, mais ce prêtre-là s’en fout complètement et mon père garde un bon souvenir des tours qu’ils jouaient ensemble quand ils étaient mômes.
Le Vielleux n’ajouta pas que, à l’époque où il portait encore le nom que lui avait donné son père, quand il prêtait ses compositions aux textes de Karel, le prêtre Alviès avait racheté sa vie au Prévost. De toute façon, depuis la mort de son ami poète, depuis la mort de mon frère, le Vielleux parlait peu.
— Nous avons fait le tour ? demanda Gabar à la ronde. Parce que je sens qu’il va falloir se lever tôt et que je tombe de sommeil.
Parleur hocha la tête.
— Nous allons tous nous lever tôt, en effet, ne serait-ce que pour s’assurer que toute la Colline sera prévenue avant midi. L’Acrobate, le Gros, c’est surtout à vous qu’il revient de faire du battage : vous êtes de loin ceux qui connaissez le plus de monde.
— Je veux bien prévenir toute la Colline, accepta Teng, mais il faudrait d’abord fixer l’heure et le lieu de cette fameuse réunion.
Parleur ne réfléchit pas une seconde :
— À la seizième heure, pendant qu’il fait encore jour, et sur le Plateau, sur la Place du Marché... c’est à peu près le seul endroit où nous tiendrons tous.
— Tu sais, lâcha Mescal, tout le monde ne viendra pas.
— Oh ! Ça, je sais ! Mais nous serons déjà nombreux, fais-moi confiance.
— Il n’y a qu’à juger du nombre de rigolos qui nous ont donné la main ce soir, renchérit Halween.
Parleur l’incendia du regard.
— Au fait, l’Ours, ajouta-t-elle, il y avait trente-quatre cadavres dans la charrette.
Au-dessus de son bol vide, le gosse éclata en sanglots. Il avait un frère à peine plus âgé que lui dans ce décompte macabre. Même l’Acrobate et Halween eurent honte de ses larmes.
Sur le chemin du retour, en m’efforçant de maîtriser le tremblement de mes mâchoires, je demandai à Parleur :
— Cette idée de barricader la Colline... tu y penses depuis combien de temps ?
Tout en avançant, il me serrait contre lui et il me frictionnait le dos. La réponse tarda.
— Ça fait plusieurs jours, hein ? insistai-je.
Je levai alors la tête vers lui et je vis qu’il avait les yeux fermés, comme s’il contenait quelque chose. Il les rouvrit, mais il ne me regarda pas.
— À la vérité : depuis que je l’ai vue, soupira-t-il.
— Depuis que tu l’as vue ? Mais ça fait presque deux ans !
Je ne comprenais pas. Je ne pouvais pas comprendre, et il ne m’éclaira pas.
— Ça fait un an et demi. Mais ta question concerne cet hiver, n’est-ce pas ?
Je n’eus pas le loisir d’acquiescer.
— C’est une idée qui a commencé à germer le jour où Qatam est arrivé aux Enselvains. Je savais vers quoi nous allions et je savais que la Colline pouvait s’en sortir en se repliant sur elle-même. Les autres idées se sont imposées petit à petit.
— Bon sang ! Pourquoi n’en as-tu pas parlé avant ?
Il s’arrêta.
— Avant quoi, Vini ? Avant que qui que ce soit puisse l’entendre ?
Cette fois, il me regarda et il récita :
— Je mourrai jeune parce que je dis aujourd’hui ce que le monde découvrira demain. Si l’on y réfléchit, ce n’est pas pire qu’atteindre l’âge des vieillards avec la certitude que le monde ne changera pas, mais c’est rageant.
Il se remit en marche, m’entraînant de son bras. Il avait encore Karel à l’esprit :
— Ma vie se précipite et je n’ai rien achevé. Si seulement j’avais été patient ! Si seulement j’avais su attendre, parfois, que l’aube s’annonce, pour dire : il va faire jour.
— Mais il fait nuit noire, poursuivis-je, et je m’obstine à dire « le soleil va se lever » à des enfants qui sont encore aveugles. Comment expliquer le soleil à quelqu’un qui ne connaît pas la lumière ?